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textes


Extension du domaine de la lutte
Frédéric Emprou

Depuis bientôt une vingtaine d’années, Gilles Bruni et Marc Barbarit essaiment « ici et ailleurs » des foyers multiformes sous la dénomination générique d’installations paysagères. Perturbations à un ordre des choses ou restaurations d’un état contrarié, les installations paysagères s’appréhendent comme des micros utopies plastiques à la croisée entre l’élément sculptural et un environnement naturel. Réformer le regard, redonner à voir, sont autant de propositions qui balisent les projets B/B.


Invité par le Frac des Pays de la Loire à venir effectuer une résidence en collaboration avec le centre d’art de la Laverie à la Ferté-Bernard, le choix d’investigation des deux artistes s’est alors porté sur le site des anciens abattoirs, laissé en déshérence et se trouvant au cœur de la ville. Devenu dès lors territoire d’intervention, le projet intitulé Le Batîment abandonné s’est notamment nourri de leur intérêt pour la friche. La démarche de Bruni et Barbarit se trouve ainsi contiguë du concept de jardin en mouvement et surtout de la notion de Tiers Paysage théorisé par Gilles Clément : « …fragment indécidé du jardin planétaire… Réserve d’inconnu […] Un espace de liberté où toutes les rencontres sont possibles. » L’élaboration d’une pensée et d’une poétique de la zone, des endroits négligés et tombés dans l’oubli.


Le dessein est simple : investir les anciens abattoirs en vue de laisser la place à la reconquête douce et lente du végétal, à la manière d’un îlot, d’une vacance impromptue, d’une respiration inédite. La pièce Le Bâtiment abandonné comprend matériellement le site, dont le bâti, mais entend aussi l’idée de sa mutation, de sa transformation, ce processus instauré par les deux artistes. Une forme redessinée en permanence. Comme très souvent chez Bruni et Barbarit, la donnée photographique permet de fixer l’image de l’installation et de saisir ces différents temps.


L’aporie réside ici dans le fait d’intervenir justement sans qu’il n’y ait de marque visible de la main de l’homme. L’idée de planifier la friche, de la réorganiser dans le respect d’un écosystème tient précisément de l’artefact. L’agencement des faisceaux de bois enchevêtrant les anciens abattoirs mime le phénomène naturel de réappropriation du milieu. Replanter des essences, favoriser la pousse de la mauvaise herbe avec de l’engrais, défoncer le bitume pour faire apparaître les plantes vivaces, renvoi à une colonisation de l’organique.

Tandem atypique, Bruni et Barbarit travaillent sur le vivant. Composition complexe et imprévisible du fait naturel, la pratique de B/B nécessite de leur part une approche pragmatique et empirique reposant sur l’imprégnation, l’adaptation, l’arpentage : à chaque fois, une façon de cohabiter et de coexister avec un espace. La production d’un paysage placé sous le signe du transitoire et de l’éphémère recoupe une notion importante chez les deux artistes, celle d’une esthétique du campement, de l’atelier ouvert. En témoigne, le titre volontiers frondeur d’un de leur texte : Une certaine insistance à s’installer. Débutée en décembre 2004, la résidence à la Ferté-Bernard s’est accompagnée de toute série d’actes et de gestes que l’on retrouve régulièrement lors de la confection de chacune de leurs pièces : l’arrosage, la taille, les plantations, l’observation… De formation agronomes, Bruni et Barbarit empruntent indifféremment à plusieurs champs tels que l’agriculture, l’architecture ou l’écologie.

Et parce qu’il y a une dimension participative et sociale dans cette entreprise, des écoliers de la ville ont ainsi contribué à effacer les conséquences d’un désherbage inopportun sur le site. On notera aussi le concours et l’appui fructueux du service des espaces verts de la ville sollicité dans ce cadre pour des missions quelque peu inabituelles.

Le paysage que Bruni et Barbarit réactivent est une invitation nomade à une modification des habitudes du spectateur, il tient de l’expérimentation. Comme ils façonnent un espace, B/B agissent sur le regard ; ils lui font réaliser une trouée, une percée à l’instar des faisceaux de bois ou du bitume écorché. On pense aux habitants des entourages témoins de cette prolifération heureuse, inattendue, en suspension. Le Bâtiment abandonné questionne un être-là, un être au monde. Tout ceci à l’aune d’une grande recréation impromptue et intempestive. A la manière d’une œuvre passagère du temps : « …la vie, elle, lève et parfois se soulève »1.

Frédéric Emprou

1. Eloge des vagabondes, Gilles Clément, 2002.



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Entre narration et scénographie, une mise en abîme du désespoir
Anne Giraud 
 
Se promener, dans tous les cas,
Suppose qu’on prenne des risques.
Les prétendre métaphoriques
Nous épargnerait des tracas.
 
Jacques Reda
Recommandations aux promeneurs
 
 
 
Espace de toutes les transformations, le paysage est prisé pour son indémodable plasticité. Qu’il soit convoité par des investisseurs, des collectivités ou des marcheurs, tous y projettent un espace perméable aux aspirations personnelles ou collectives, misant plus sur sa malléabilité que sur sa puissance de création intrinsèque. Réunir ces deux qualités en une « proposition artistique transitoire » sous-tend l’intervention plastique menée par Gilles Bruni sur le domaine de la Prévôté de Gorre, à Beuvry, dans le Pas-de-Calais. L’artiste y sollicite une réaction au milieu médiatisée par un travail in situ : l’interaction entre la perception du site et sa réalité matérielle mettant en perspective les différents usages du domaine au regard de son apparence actuelle. Si, dans le sillage d’Augustin Berque, le paysage se distingue de la morphologie de l’environnement comme de la psychologie du regard, la « phyto-synthèse » de l’artiste illustre alors la corrélation entre l’objet, l’apparence concrète du site, et le sujet, l’œil qui l’examine. En assimilant la mouvance inhérente à la Nature, « l’installation paysagère » achemine le visiteur vers un espace feutré, propice à une prise de contact avec l’Histoire. Cette confrontation émerge à partir des histoires individuelles mises en scène au moment de la conception de l’œuvre, mais aussi lors de la rencontre entre l’œuvre achevée, ouverte à de multiples projections, et son public. L’artificialité du dispositif sert ici l’authenticité du discours.
 
Proche d’un parallélépipède rectangle d’une dimension de 45 X 36 X 5 à 8 mètres, la pièce englobe la surface et le volume d’une clairière localisée à l’entrée du sous-bois du domaine. Utilisant les prédispositions du site, des modules et des saillies s’intègrent dans cet espace pour figurer une queue d’avion, des casques et bombes, un blockhaus, des tranchées, un canon et des reliefs de trous d’obus. À la manière de ces livres d’enfants, qui passent du plat de la page au relief d’une scène en propulsant des volumes au-devant de nos yeux à mesure que nous en entrouvrons les pages, l’installation paysagère de Gilles Bruni, déploie les possibilités sculpturales du site en contrant sa platitude avec des ajouts prolongeant les fossés, accentuant les arêtes ou encore corsetant de fins branchages. De même que pour ces livres, les nasses, niches et armatures présentes dans la pièce sont évidées, disponibles pour accueillir une certaine forme d’occupation. En amont du sous-bois, un panneau de signalisation comporte des logotypes symbolisant les formes ajoutées par l’artiste. Il permet de les repérer aisément sans expliciter le comportement adéquat vis-à-vis de ces formes pénétrables. Pas de représentation humaine en effet sur ces logotypes, seuls sont évoqués les volumes de la pièce. Le panneau aide à la perception de l’œuvre sans pour autant contraindre le corps du visiteur.

Les matériaux requis pour créer la pièce émanent du site ou sont empruntés à d’autres environnements boisés. « Dans ma pratique, les matériaux sont généralement prélevés sur place ou aux alentours. C’est un des principes de ce travail d’installation. »[i] Aux ressources du lieu, dites « naturelles », s’ajoutent aussi d’autres ressources locales liées aux précédents et aux futurs usages. Ainsi, l’artiste adjoint aux baliveaux de frêne, d’érable, de noisetier et de tilleul, aux cépées ou branches de saules et d’osier, des éléments issus de l’agriculture, de la grande guerre ou du langage. D’anciennes roues de semoir, le relief de trous d’obus mais aussi le vocabulaire comparatif utilisé sur le panneau de signalisation, incluant le titre de l’œuvre et sa description métaphorique, la matérialisent au même titre que ses constructions en bois. En fait, l’installation, bien qu’elle se fonde dans la masse boisée, renvoie aussitôt à un ailleurs technique, temporel et essentiel.

L’assemblage des modules est rudimentaire et atemporel. Facilement appréhendable, il relève d’une économie de moyens et d’une technicité aisément transmissible et transposable. L’artiste évoque une « minoration d’une spécificité technique qui contredit les technologies d’aujourd’hui »[ii] et qui met l’accent sur des techniques ancestrales comme le tissage, à l’origine de l’architecture[iii]. Une préférence pour la prise directe et des outils simples permet aussi de « nouer la relation aux choses, (de) s’y mesurer. »[iv]  S’en suit une sélection de gestes patiemment répétés tels qu’entrelacer, creuser, nouer, débiter, ramasser, ou ratisser. La tension entre les branches faufilées tisse des casques, charpente un avion ou retient la terre pour former des marches. De minces fils de fer ligotent et fixent l’osier aussi soudé qu’une mêlée de rugbymen. La vannerie utilise l’osier pour confectionner de nombreux objets utilisés quotidiennement, tels que les panières à pain ou l’assise des chaises ; cette même technique élémentaire sert à monter les fascines des tranchées en temps de guerre, une technique ici simplement mimée, pour les évoquer en temps de paix.

Dans le cadre bucolique et « douceâtre » du domaine, introduit par une prairie, un jardin, et un parcours de santé[v], le sous-bois est d’emblée perçu comme un espace paisible presque insipide. Son accès, par un étroit passage en terre battue, débouche sur une vaste clairière en contrebas du sentier qui le borde. C’est sur cet îlot à la fois protégé et enclavé que le travail de l’artiste va se naturaliser sans dénaturer sa terre d’accueil. Dès lors, seule une randonnée, ou une simple balade en dehors des chemins balisés, met en présence le visiteur et l’installation. Celui-ci découvre un espace manifestement anthropisé alors qu’il entre dans un sous-bois, entendu généralement comme une zone protégée de l’intervention humaine. Ce décalage désoriente le marcheur devenu visiteur. Plusieurs sensations se juxtaposent convoquant des facultés habituellement en sommeil lors d’une pérégrination.

L’œuvre se remarque immédiatement à travers des modules très visibles : la cabane en forme de queue d’avion, l’affût en forme de blockhaus et enfin les fascines et rondins en guise de tranchées. Dans la distribution homogène de ces formes, un œil attentif sera attiré par le premier et le dernier plan de la scène. Insaisissable d’un seul coup d’œil, la pièce révèle à mesure qu’elle est pratiquée, la présence d’assemblages plus discrets, petits et fondus, voire déstructurés qui se distinguent par effet d’optique. Les formes-casques, les nasses-bombes ou l’arrangement d’un canon sont figuratifs. Leur représentation, bien que partielle, n’en est pas moins essentielle puisqu’elle suffit à entrevoir le modèle qui a servi à  les imaginer. « Dans l’acte de perception, c’est la chose elle-même qui est rendue présente, dans toute son actualité et dans ses potentialités. Sans doute, n’est-elle jamais sentie que dans ses  “profils” ; mais dans chacun des profils, c’est la chose elle-même tout entière qui s’annonce. »[vi] Dans une certaine mesure, cette proposition artistique postule la persistance du regard et la mise en œuvre de facultés imaginatives. Elle s’articule autour de l’ambiguïté interprétative qui donne accès à la totalité de l’œuvre, alors constituée d’une pluralité de lignes de mire.

Sur le site de onze hectares proposé pour son intervention, l’artiste retient l’emplacement d’un sous-bois qui permet, en bornant un terrain à animer, d’isoler le visiteur. L’œuvre est une proposition visant à expérimenter le site et à se l’approprier d’abord par le regard, puis par le déplacement ou encore par l’immersion dans les formes cabanes. Si « se promener en famille, jouir en esthète du spectacle de la nature, venir y méditer ou y rêver sont autant de façons de s’approprier un territoire »
[vii], le plasticien propose ici un élargissement des qualités du paysage à travers une œuvre d’art in situ. « L’installation, pratique contemporaine qui lie indissociablement le site et les modalités d’intervention plastique, continue et renouvelle la tradition du paysage. Le temps de son existence, l’ouvrage désigne les qualités du site, organise les conditions de la lecture : elle fait advenir le sens. »[viii] Sur le site aménagé par l’artiste, les loisirs cèdent la place à une activité réflexive et une activité physique libre. La première est déclenchée par un questionnement portant sur la présence inattendue d’une œuvre d’art. La seconde est mue par une mise en éveil, originale, des marcheurs à la découverte d’un ensemble de modules savamment orchestrés mais non contraignants.

Cet espace porte en lui une certaine vacance. L’absence de corps en exercice sur les logotypes du panneau de signalisation, le vide des cavités fantomatiques sur le site et le silence de la nature qui entoure cette pièce à ciel ouvert appellent la construction d’une narration. De maîtrisée, la disposition des modules devient scénarisée. Après l’écrasement d’un avion, des soldats semblent monter la garde du campement militaire, protégés dans un blockhaus, alors que d’autres sont postés près du canon ou bien se reposent, groupés, au pied de la carcasse de l'appareil. L’imagination relie et soude les images comme la vannerie crée des objets par entrelacs. Après avoir manipulé les matériaux à sa disposition, elle en tire les ficelles et retient une forme cohérente. À l’image de l’artiste, qui rassemble le bois et le recompose, le visiteur édifie une fiction en rassemblant et fixant ce qui est éparpillé. Cette installation évoque rapidement une plate-forme théâtrale où s’invente une fiction à la manière des enfants qui s’approprieraient le site en rebaptisant l’avion ou le blockhaus par le nom de « cabane ». 

La libre interprétation, pour autant largement influencée par ce que le cinéma a pu transmettre comme modèles de campements militaires, trouve ici une accroche plus active. Les marcheurs déambulent d’eux-mêmes dans l’in situ, sans autre fil conducteur que leurs mémoires culturelles, leurs vécus et leurs fantasmes construits ou hérités. Le sens de l’œuvre se trouve soumis à l’aléatoire des rencontres avec le public. L’affirmation d’énoncés péremptoires qualifiant l’œuvre est reléguée à d’autres énoncés plus modérés, introduisant la relativité des points de vue. De ce fait, « il est probable que » l’installation paysagère de Gilles Bruni soit un campement militaire, mais elle ne l’est pas pour chacun. L’œuvre apparaît comme un lieu de médiation avec la réalité du site, elle n’est pas cette réalité même.
 
Le dépaysement proposé par l’artiste construit une scène qui reçoit les projections mentales des marcheurs au fur et à mesure de leur progression. En amont, mais identiquement, celui-ci a construit sa propre histoire à partir d’une longue et laborieuse déambulation, filant la métaphore d’un espace imaginaire relié par des recherches anthropologiques et organiques vernaculaires.
 
Le repérage mené par l’artiste avant de concevoir l’œuvre prend la forme de clichés photographiques et de la tenue d’un journal de bord. Mémorisant les rencontres avec les habitants, la botanique et l’écologie, ils identifient et datent les ressources du territoire. Cette enquête naturaliste et humaine reconstitue l’histoire du site et ses probables utilisations principalement agricoles. Elle s’enrichit à mesure de la confrontation de données hétéroclites, parfois contradictoires. Le terrain, en surface anodin, examiné en profondeur au détecteur de métaux, révèle la présence de nombreuses douilles et autres éléments d’artillerie légère datés de la première guerre mondiale. Cette découverte inattendue renverse la perception immédiate du sous-bois. Elle le dramatise.

Les témoignages issus de la population locale, confrontés aux archives et aux données saisies sur le site mettent en évidence des éléments discordants. Cet interstice servira de marge de manœuvre pour l’artiste, très perméable à ce que les riverains lui transmettent de l’histoire du site. L’oralité est essentielle. La plupart des informations à l’échelle mondiale sont transmises par la parole et stockées dans la mémoire individuelle. La connaissance, qui s’avère toujours conjecturale, reste pourtant légitime. De même, le croisement des témoignages oraux, émis par ceux qui ont vécu, travaillé ou connu le site, avec des données objectives, telles que celles issues d’une prospection souterraine, sorte d’« autopsie » du sous-bois via le détecteur de métaux, ou du relevé topographique des végétaux, entre dans la recherche de l’histoire du domaine, en dépit des incohérences rapportées. Ici comme ailleurs, l’Histoire émerge des récits de l’histoire.

L’implication de personnalités locales ainsi que la mobilisation de l’équipe technique réunie autour de l’artiste ont fait de ce travail une oeuvre portée par des professionnels spécialisés en art, en agriculture, des historiens, des artisans d’art. L’installation porte en elle-même tous ces corps de métiers. Son apparence montre les déplacements d’activités dans la sphère artistique, telles que celle de l’architecture, de la sculpture, de la vannerie ou des méthodes de production locales. Tout dans le processus d’élaboration intègre la transmission des savoirs, le partage d’expériences et aussi la transposition hors champs de données spécifiques. En ceci la pièce de Gilles Bruni se rapproche des fondements du Land Art développés dans les années 60.

L’installation ne choisit pas une des hypothèses évoquées sur le récent vécu du sous-bois. Elle conserve l’ambiguïté des approches et n’assène précisément aucune vérité. Comme pour réaliser l’œuvre, tout est affaire de fléchissement, de penchant, d’inclinaison du corps. Il s’agit de trouver le point d’équilibre, cette juste mesure entre la narration et la version libérant l’interprétation du visiteur. C’est ainsi qu’apparaissent plusieurs séquences possibles. L’une pourrait constituer le décor d’un canon apparaissant proche d’un blockhaus et d’un avion écrasé ; une autre, mettre en présence un matériel agricole vétuste en déshérence vers un affût de chasse localisé non loin d’un piège à renard ; ou bien encore, se représenter un banc pour faire une halte lors d’une balade estivale, à proximité d’un cabanon et d’une cabane d’enfant. De même, les formes-casques exécutées en vannerie figurent-elles, outre des casques, des glands ou de simples réceptacles ?

La perspective ludique éminemment en vigueur permet d’aborder avec plus de légèreté les signes du passé. Elle contourne le drame humain et lance l’imaginaire à la poursuite de meilleures images. Le jeu désamorce, il endigue le fléau des guerres et renvoie aux soldats de plomb plus qu’au mémorial. Le marcheur ne se retrouve pas ici confronté à un site sacré qui impose une conduite humble et digne. L’artiste ne fait pas de son travail un espace contraignant mais ouvert. Le marcheur peut utiliser les modules du site pour jouer. Il peut apporter des rollers et des ballons, ou venir en bicyclette. Or, ces usages restent proscrits sur des sites mémoriaux au nom du « respect de la mémoire des disparus par la préservation du calme et de la solennité des lieux »[ix]. Le sens de l’œuvre présentée à Beuvry est non seulement aléatoire, mais plus encore, il n’est pas emprunt de sacralité.

Dans cette pacification de l’espace, le plasticien mène un chantier animé et résistant. Il est éprouvant physiquement et psychiquement : « La création est le drame qui met aux prises l’homme et son milieu, l’homme et son œuvre, et enfin l’homme et lui-même. »[x] L’œuvre, aussi homogène soit-elle, concrétise les échanges entre les souhaits de l’artiste, la résistance des matériaux, celle des personnes et des indices de l’histoire locale. Le résultat consiste en une adaptation au site, proche d’une adoption de l’œuvre par son environnement le plus direct : physique, biologique (faune et flore), climatique et humain. Ainsi, elle s’intègre au site par immigration, colonisation et stratification, tant organiques, qu’historiques et psychiques.

Perçu initialement comme un paysage sans saveur, le sous-bois du domaine, se métamorphose à la découverte des preuves matérielles d’une occupation militaire ancienne, en un site porteur d’un vécu saisissable. Au moment même de cette découverte, il devient palpitant et annonce la possibilité d’une œuvre d’art. Cette dernière trouve son contenu dans la recherche et la synthèse des données remontées à la surface du sol. De même que certains architectes[xi] reconstruisent en remontant à la surface une strate enfouie, Gilles Bruni opère une élévation d’un passé enterré. L’art intervient lors d’un feed-back qui permet d’extraire les traces d’un autrefois masqué pour en réévaluer l’importance. La curiosité, excitée par le sol retourné, relayée via les histoires défendues par les habitants, donne matière à travailler. Ainsi, derrière l’image première et sans artifice du site, les résidus du passé, mis en scène par l’installation, vont alimenter l’histoire officielle au même titre que les histoires officieuses.

L’artiste sélectionne ce qui est pertinent pour construire sa propre fiction qu’il livre dans le dispositif proposé aux visiteurs. La discordance des témoignages semble ouvrir les champs de l’interprétation, elle-même enrichie par la mémoire individuelle. Les souvenirs d’enfance, les légendes urbaines, et autres vérités « invérifiables », trouvent un nouveau statut au sein de cette œuvre. L’installation artistique requalifie les petites histoires : elles deviennent recevables. Ces « hypothèses explicatives »[xii] permettent de comprendre ce que le site cache, et ceci en marge des archives ou des repères historiques transmis par les ouvrages de référence en matière de conflits mondiaux. L’approximation, la fantaisie ou la conviction réactivent et révisent l’encéphalogramme plat du site.
 

Part delà cette œuvre d’art inscrite dans le paysage, le visiteur s’approprie bien davantage qu’un territoire géographique. Il actionne sa perception de l’Histoire au regard des évocations qui lui sont suggérées par sa propre déambulation. L’Histoire se rapproche, et ce bien qu’elle soit appréhendée intimement, via une recherche ludique et incongrue. Ce mouvement mis en œuvre à l’échelle individuelle est huilé par l’imaginaire des visiteurs qui reconstituent à leur propre guise cette part d’inconnu inhérente à ce lieu, comme à tant d’autres espaces collectifs ou privés, voilés par d’autres usages surajoutés. La pièce suggère une intériorisation du donné immédiat via la représentation polysémique qu’elle synthétise. 
 
De la nature, qui enferme ses secrets sous d’épaisses strates et nous leurre en présentant une surface lisse, Gilles Bruni, extrait un mouvement semblable à une découverte. Son imaginaire est pris à partie pour creuser dans les couches archéologiques de la terre comme dans celles de la mémoire. La mise en perspective du résultat de ces deux chantiers permet d’observer, sans l’ombre d’un drame, une réalité conjecturale et remodelée.
 
Souvent, s’approprier le paysage consiste à en contraindre l’évolution naturelle (usages agricoles, jardins d’agrément). Au contraire, le travail artistique mené à Beuvry ne cristallise pas cette transformation, mais la masque momentanément et sciemment pour mettre en valeur le processus qui consiste à recouvrir. Cette impulsion, qui pousse le végétal à engloutir et à renouveler, est repérable par le cycle des saisons et notamment en automne. L’œuvre, quant à elle, se sédimente aussi pour devenir un terreau fertile. Un peu comme la mémoire qui convoque un souvenir, à partir d’un point de convergence, l’installation de l’artiste revitalise de manière passagère et inattendue la puissante créativité des hommes en matière de fantasmes. En ce sens, le dispositif artificiellement réalisé par l’artiste imite temporairement la perméabilité de la nature, tout en confiant aux visiteurs, la responsabilité d’impulser la métamorphose. Ces modulations, qui demeurent pour Paul Valéry, « le comble de l’art »[xiii], dessinent ici un idéal de transformation débordant le cadre plastique, pour rejoindre celui de la conscience humaine.

L’instabilité au cœur du processus naturel, comme celle de l’installation paysagère, permet un transport d’énergie comparable à celui véhiculé par l’électricité statique. Sa force d’attraction permet de faire des étincelles. C’est pourquoi, l’œuvre stimule la réactivité : elle fonctionne comme un levier. En ce sens, elle défie la latence et l’insipide, véritables producteurs de drame à occulter, et fait sienne la pensée de Saint-Exupéry, dans Pilote de Guerre, « L’inertie est une forme fruste du désespoir ». Ainsi, au moyen des matériaux sélectionnés, des techniques et des ressorts internes, l’œuvre réalisée se complaît dès le départ dans la mouvance naturelle. Non seulement, l’installation repose sur elle, mais encore elle lui donne vie.

La scène proposée donne accès à des chemins de traverse pour reconstituer ce que la mémoire a enregistré puis masqué ponctuellement. Alors que l’inconscient et les archétypes maintiennent à l’écart les souvenirs qui heurtent de plein fouet, l’installation de Gilles Bruni, par le jeu et la distanciation, accorde la mémoire collective au ressenti individuel. Ils sont synchronisés dans l’œuvre, elle-même en phase avec un processus naturel. Le conflit cesse car la rencontre se fait sur un terrain approprié, qui libère le mouvement. Il ne s’agit pas ici d’assainir en contrôlant le corps s’exerçant à un parcours du combattant ou de santé, mais de le laisser exulter à partir de ses présupposés intimes. L’interprétation est laissée au marcheur qui combine à sa guise les modules de l’œuvre, la percevant en totalité ou par fragment, comme bon lui semble. L’imagination agissante accepte dès lors de « substituer nos combinaisons à nos lacunes »[xiv].

Plus qu’un levier, l’installation s’offre comme une dialectique de la réalité sociale et de l’imaginaire. L’art, en tant que principe expressif et signifiant, relie le désir de savoir et la faculté de comprendre. Il répond à une volonté de créer, qui tente de s’affranchir de la douloureuse prise de conscience, et au contrôle des passions, par l’immersion dans un environnement mental propice à l’aménagement d’une fiction adoucissante. Il rejoint en cela la proposition de Pierre Donnadieu : « Dès que la fiction, le rêve, l’utopie, l’incertitude peuvent coproduire avec le savoir sensible et savant l’anticipation opératoire d’un état possible du paysage, le projet de paysage peut positionner le groupe social par rapport à cet état. Celui-ci peut alors à travers cette perspective, faire advenir cet état et se l’approprier comme concrétisation de son imaginaire. Ainsi conçu, le projet prend le relais de la prévision trop aléatoire et de la planification trop technocratique. »[xv]
 
La morphologie de l’œuvre et ses sources d’inspirations techniques sont imprégnées des rencontres menées pour appréhender l’histoire du site apparemment bénin. En réalité, de nombreuses conjectures émergent de l’analyse écologique et de l’approche anthropologique. Elles viennent compléter les données matérielles recueillies sous la couche supérieure du sol, et s’intègrent symboliquement dans l’ambiguïté des modules polysémiques. Une harmonisation des apports, témoignages ou découvertes concrètes, guident l’œuvre dans une ambiance proche de l’accalmie. Une réconciliation se joue entre les souvenirs difficiles, revenus en mémoire suite à une confrontation avec le réel, et la prise de conscience qui conjure le drame par l’aspect ludique et participatif de l’œuvre. L’évolution naturelle, dans laquelle le site s’intègre parfaitement, devient la métaphore de l’oubli, inhérente à la mémoire humaine. Ainsi, l’écart entre cette œuvre éphémère et la durabilité de la présence guerrière renseigne d’une part, sur la persistance émotionnelle des conflits armés, et ce même dans les cas de simple transmission, et d’autre part, elle illustre le type de mémorisation convoquée. Voguant entre plusieurs niveaux de conscience, cette dernière est comparable à la stratification lente de l’univers végétal. Pour promouvoir l’énergie créative par la récréation, sont ici relégués, la passivité et le drame.
 
 
Anne Giraud


[i] Champs culturels n°16, Gilles Bruni, Arts et techniques paysagères en pays nantais, Éd. FOPDAC, novembre 2003, p. 43
[ii] Arène 2, N°1 L’être et la technique, Gilles Bruni, Questions de limites en installation paysagère, Éd. Du Groupe de Recherche sur l’Art et la Communication de l’Université Rennes 2, p. 26
[iii] Gilles A. Tiberghien, Nature, Art, Paysage, Tissage et tressage, Éd. Actes Sud / ENSP / Centre du paysage, p. 119
[iv] Catalogue des travaux B/B 1988-1999, Anne Kerdraon, Pour une installation paysagère, Co-édition Galerie Absidial et Marc Babarit pour B/B, p. 57
[v] La commune de Beuvry a réalisé un parcours de santé qui jalonne le périmètre du bois. Il permet une pratique originale du sport qui se déroule généralement en pleine nature. Le parcours de santé comprend principalement des exercices d’échauffement et des agrès (poutres d’équilibre, barres parallèles et asymétriques…). Des indications permettent de contrôler l’effort physique en fonction d’un pouls moyen précisé devant les séries d’exercices.
[vi] Encyclopédie Universalis, Jean Ladrière, article Représentation et connaissance, Éd. mise en ligne sur Internet
[vii] Augustin Berque, Cinq propositions pour une théorie du paysage, Éd. Champ Vallon, p. 35
[viii] Catalogue des travaux B/B 1988-1999, Anne Kerdraon, Pour une installation paysagère, Co-édition Galerie Absidial et Marc Babarit pour B/B, p. 51
[ix] Inscription figurant sur un monument érigé en mémoire des disparus du village de Cumières, village rasé lors des offensives allemandes de la Grande Guerre menées aux environs de Verdun
[x] Encyclopédie Universalis, Bernard Bourgeois, article Création et créativité, Éd. mise en ligne sur Internet
[xi] L’architecte des voies urbaines de l’Ile Beaulieu à Nantes, A. Chemetov, a choisi de reconstituer le sol de l’allée longeant le nouveau Palais de Justice, avec les pavés recouverts de terre et goudronnés, qui étaient sur place, mais « en sous-sol ».
[xii] Expression empruntée à Pascal Boyer, spécialiste des recherches consacrées à la tradition orale
[xiii] Paul Valéry, L’homme et la coquille, Éd. Gallimard, p. 18
[xiv] Ibid, p. 61
[xv] Pierre Donnadieu, Cinq propositions pour une théorie du paysage, Éd. Champ Vallon, p. 73


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